22 janvier 1982

Aden


Chers amis,

Je vous confirme ma lettre du 18, partie avec le bateau anglais et qui vous arrivera quelques jours avant ceci. Aujourd'hui, un courrier de Lyon m'apprend que l'on ne vous a payé que 2260 francs au lieu de 2469 fr. 80 qui me sont dûs, en comptant la roupie au change de 2 francs et 12 centimes, comme il était spécifié dans l'ordre de paiement. J'envoie de suite une réclamation à la maison et je vais faire une plainte au consul, car ceci est une filouterie pure et simple; et, d'ailleurs, j'aurais dû m'y attendre, car ces gens sont des ladres et des fripons bons seulement pour exploiter les fatigues de leurs employés. Mais je persiste à ne pas comprendre comment vos lettres mentionnant le paiement de cette somme ne me sont pas arrivées : vous les avez donc adressées à eux, à Lyon ? En ce cas, cela ne m'étonne pas que rien ne soit parvenu, car ces gens s'arrangent de façon à bouleverser et intercepter toutes les correspondances de leurs employés.
Faites attention, à l'avenir, de m'adresser tout ici directement, sans passer par leur maudite entremise. Faites-y attention, surtout à propos de l'envoi des objets que je vous ai demandés par ma lettre d'avant-hier et à l'achat desquels je suis décidé à employer la somme que vous avez reçue : que rien ne passe par chez eux, car cela serait infailliblement gâté ou perdu.
Vous m'avez fait un premier envoi de livres, qui m'est débarqué en mai 1881. Ils avaient eu l'idée d'emballer des bouteilles d'encre dans la caisse, et les bouteilles s'étant cassées, tous les livres ont été baignés d'encre.
M'avez-vous fait un autre envoi que celui-là ? Dites-le moi, que je puisse réclamer, s'il s'est égaré quelque chose.

Je suppose que vous avez transmis ma lettre à Delahaye, et que celui-ci aura pu se charger des commissions indiquées. Je recommande de nouveau que les instruments de précision soient soigneusement vérifiés, avant l'achat, par des personnes compétentes, et, ensuite, soigneusement emballés et expédiés directement, à mon adresse à Aden, par les agences à Paris des Messageries maritimes.

Je tiens surtout au théodolithe, car c'est le meilleur instrument topographique et celui qui peut me rendre le plus de services. Il est bien entendu que le sextant et la boussole sont pour remplacer le théodolithe, si celui-ci coûte trop cher. Supprimez la collection minéralogique si cela empêche d'acheter le théodolithe ; mais, en tous cas, achetez les livres, que je vous recommande de soigner. Il me faut aussi une longue vue ou lunette d'état major : à acheter, en même temps, chez les mêmes fabricants, que le théodolilhe et le baromètre.
Décidément, supprimez complètement la collection minéralogique, pour l'instant. Prochainement, je vous enverrai un millier de francs : je vous serai donc obligé d'acheter avant tout le théodolithe.
Voici comme vous pourriez distribuer votre argent :
Longue vue, 100 francs; baromètre, 100 francs ; cordeau, compas, 40 francs ; livres, 200 francs ; et le reste, au théodolithe et aux frais jusqu'à Aden.
Mon appareil photographique m'arrivera de Lyon dans quelques semaines : j'ai expédié les fonds, payé d'avance.
Je vous conjure d'exécuter mes commandes et de ne pas me faire manquer de ce que je vous demande, si vous voyez que vous pouvez réellement me procurer les choses dans de bonnes conditions ; car il est bien entendu que tous ces instruments ne peuvent être achetés que par quelqu'un de compétent. Sinon, gardez l'argent, — qu'il est trop pénible d'amasser pour l'employer à l'acquisition de camelote.
Prière d'envoyer la lettre ci-incluse à monsieur Devisme, armurier à Paris. C'est une demande de renseignements, au sujet d'une arme spéciale pour la chasse à l'éléphant. Vous me transmettrez sa réponse de suite, et je verrai si je dois vous envoyer ces fonds.
J'écris que l'on vous solde l'état de là dite somme. Il vous reste dû 219 francs 80 c. qui, je suppose, vont vous être envoyés sur ma recommandation.

Tout à vous,
RIMBAUD