28 novembre 1978

Alexandrie


Chers amis,

Je suis arrivé ici après une traversée d'une dizaine de jours, et, depuis une quinzaine que je me retourne ici, voici seulement que les choses commencent à mieux tourner ! Je vais avoir un emploi prochainement; et je travaille déjà assez pour vivre, petitement il est vrai. Ou bien je serai occupé dans une grande exploitation agricole à quelque dix lieues d'ici (j'y suis déjà allé, mais il n'y aurait rien avant quelques semaines); — ou bien j'entrerai prochainement dans les douanes anglo-égyptiennes, avec bon traitement ; — ou bien, je crois plutôt que je partirai prochainement pour Chypre, l'île anglaise, comme interprète d'un corps de travailleurs. En tous cas, on m'a promis quelque chose ; et c'est avec un ingénieur français — homme obligeant et de talent — que j'ai affaire. 

Seulement voici ce qu'on demande de moi : un mot de toi, maman, avec légalisation de la mairie et portant ceci :
(Je soussignée, épouse Rimbaud, propriétaire à Roche, déclare que mon fils Arthur Rimbaud « sort de travailler sur ma propriété, qu'il a quitté « Roche de sa propre volonté, le 20 octobre 1878, « et qu'il s'est conduit honorablement ici et ailleurs, et qu'il n'est pas actuellement sous le coup de la  loi militaire.
Signé : Ep. R...
« Et le cachet de la mairie qui est le plus nécessaire. »)

Sans cette pièce on ne me donnera pas un placement fixe, quoique je croie qu'on continuerait à m'occuper incidemment. Mais gardez-vous de dire que je ne suis resté que quelque temps à Roche, parce qu'on m'en demanderait plus long, et ça n'en finirait pas ; ensuite ça fera croire aux gens de la compagnie agricole que je suis capable de diriger des travaux.

Je vous prie en grâce de m'envoyer ce mot le plus tôt possible : la chose est bien simple et aura de bons résultats, au moins celui de me donner un bon placement pour tout l'hiver.

Je vous enverrai prochainement des détails et des descriptions d'Alexandrie et de la vie égyptienne. Aujourd'hui, pas le temps. Je vous dis au revoir.

Bonjour à F., s'il est là. Ici il fait chaud comme l'été à Roche. Des nouvelles.

A. RIMBAUD, poste française, Alexandrie, Egypte.

17 novembre 1978

Gênes


Chers amis. J'arrive ce matin à Gênes, et reçois vos lettres.

Un passage pour l'Egypte se paie en or ; de sorte qu'il n'y a aucun bénéfice.

Je pars lundi 19 à 9 heures du soir. On arrive à la fin du mois. Quant à la façon dont je suis arrivé ici, elle a été accidentée et rafraîchie de temps en temps par la saison. Sur la ligne droite des Ardennes en Suisse, voulant rejoindre, de Remiremont, la correspondance allemande à Wesserling, il m'a fallu passer les Vosges : d'abord, en diligence; puis, à pied, aucune diligence ne pouvant plus circuler dans cinquante centimètres de neige en moyenne et par une tourmente signalée. Mais l'exploit prévu était le passage du Gothard, qu'on n'accomplit plus en voiture à cette saison et que je ne pouvais, par conséquent, faire en voiture.

A Altorf, à la pointe méridionale du lac des Quatre-Cantons, qu'on a côtoyés en vapeur, commence la route du Gothard. A Amsteg, à une quinzaine de kilomètres d'Altorf, la route commence à grimper et à tourner selon le caractère alpestre. Plus de vallées ; on ne fait plus que dominer les précipices, par-dessus les bornes décamétriques de la route. Avant d'arriver à Andermatt, on passe un endroit d'une horreur remarquable, dit le Pont-du-Diable, — moins beau pourtant que la Via Mala du Splûgen que vous avez en gravure. A Gœschenen, un village devenu bourg par l'affluence des ouvriers, on voit au fond de la gorge l'ouverture du fameux tunnel, les ateliers et les cantines de l'entreprise. D'ailleurs, tout ce pays d'aspect si féroce est fort travaillé et travaillant. Si Ton ne voit pas de batteuses à vapeur dans la gorge, on entend un peu partout la scie et la pioche sur la hauteur invisible. Il va sans dire que l'industrie du pays se montre surtout en morceaux de bois. Il y a beaucoup de fouilles minières. Les aubergistes vous offrent des spécimens minéraux plus ou moins curieux que le diable, dit-on, vient acheter au sommet des collines et va revendre en ville.

Puis commence la vraie montée, à Hospital, je crois : d'abord, presque une escalade par les traverses ; puis, des plateaux ou simplement la route des voitures. Car il faut bien se figurer que l'on ne peut suivre tout le temps celle-ci qui ne monte qu'en zigzags ou terrasses fort douces, ce qui demanderait un temps infini quand il n'y a à pic que 4900 d'élévation pour chaque face, et même moins de 4900, vu l'élévation du voisinage. On ne monte non plus à pic, on suit des montées habituelles, sinon frayées. Les gens non accoutumés au spectacle des montagnes apprennent ainsi qu'une montagne peut avoir des pics, mais qu'un pic n'est pas la montagne. Le sommet du Gothard a donc plusieurs kilomètres de superficie, La route qui n'a guère que six mètres de largeur, est comblée tout du long, à droite, par une chute de neige de près de deux mètres de hauteur, qui, à chaque instant, allonge sur la route une barre d'un mètre de haut qu'il faut fendre sous une atroce tourmente de grésil. Voici : plus une ombre dessus, dessous ni autour, quoique nous soyons entourés d'objets énormes; plus de route, de précipice, de gorge, ni de ciel : rien que du blanc à songer, à toucher, à voir ou ne pas voir, car impossible de lever les yeux de l'embêtement blanc qu'on croit être le milieu du sentier, impossible de lever le nez à une bise aussi carabinante, les cils et la moustache en stalactites, l'oreille déchirée, le cou gonflé 1 Sans l'ombre qu'on est soi-même et sans les poteaux du télégraphe, qui suivent la route supposée, on serait aussi embarrassé qu'un pierrot dans un four. Voici à fendre plus d'un mètre de haut sur un kilomètre de long. On ne voit plus ses genoux de longtemps. C'est échauffant. Haletants, car en une demi-heure la tourmente peut nous ensevelir sans trop d'efforts, on s'encourage (par des cris (on ne monte jamais tout seul, mais par bandes). Enfin voici une cantonnière : on y paie le bol d'eau salée I fr. 5o.En route. Mais le vent s'enrage, la route se comble visiblement. Voici un convoi de traîneaux, un cheval tombé moitié enseveli. Mais la route se perd. De quel côté des poteaux est-ce? (Il n'y a de poteaux que d'un côté.) On dévie, on plonge jusqu'aux côtes, jusque sous les bras...

Une ombre pâle derrière une tranchée : c'est l'hospice du Gothard, établissement civil et hospitalier, vilaine bâtisse de sapin et de pierres. Un clocheton. A la sonnette, un jeune homme louche vous reçoit : on monte dans une salle basse et malpropre où l'on vous régale de droit de pain et fromage, soupe et goutte. On voit les beaux gros chiens jaunes à l'histoire connue. Bientôt arrivent à moitié morts les retardataires de la montagne. Le soir on est une trentaine qu'on distribue, après la soupe, sur des paillasses dures et sous des couvertures insuffisantes. La nuit, on entend les hôtes exhaler en cantiques sacrés leur plaisir de voler un jour de plus les gouvernements qui subventionnent leur cahute.

Au matin, après le pain-fromage-goutte, raffermis par cette hospitalité gratuite qu'on peut prolonger aussi longtemps que la tempête le permet, on sort. Ce matin, au soleil, la montagne est merveilleuse : plus de vent, toute descente, par les traverses, avec des sauts, des dégringolades kilométriques, qui vous font arriver à Airolo, l'autre côté du tunnel, où la route reprend le caractère al pestre, circulaire et engorgé, mais descendant. C'est le Tessin.

La route est en neige jusqu'à plus de trente kilomètres du Gothard. A trente kilomètres seulement, à Giornico,la vallée s'élargit un peu. Quelques berceaux de vignes et quelques bouts de prés, qu'on fume soigneusement avec des feuilles et autres détritus de sapin qui ont dû servir de litière. Sur la route défilent chèvres, bœufs et vaches gris, cochons noirs. A Bellinzona il y a un fort marché de ces bestiaux. A Lugano, à vingt lieues du Gothard, on prend le train, et on va de l'agréable lac de Lugano à l'agréable lac de Como. Ensuite, trajet connu.

Je suis tout à vous, je vous remercie et dans une vingtaine de jours vous aurez une lettre.

Votre ami,
RIMBAUD