15 février 1979

Larnaca (Chypre)


Chers amis,

Je ne vous ai pas écrit plus tôt, ne sachant de quel côté on me ferait tourner. Cependant vous avez dû recevoir une lettre d'Alexandrie, où je vous parlais d'un engagement prochain pour Chypre. Demain, 16 février, il y aura juste deux mois que je suis employé ici. Les entrepreneurs sont à Larnaca, le port principal de Chypre. Moi, je suis surveillant d'une carrière au désert, au bord de la mer : on fait un canal aussi. Il y a encore à faire l'embarquement des pierres sur les cinq bateaux et le vapeur de la Compagnie. Il y a aussi un four à chaux, briqueterie, etc. Le premier village est à une heure de marche.

Il n'y a ici qu'un chaos de rocs, la rivière et la mer. Il n'y a qu'une maison. Pas de terre, pas de jardins, pas un arbre. En été, il y a quatre-vingts degrés de chaleur. A présent, on en a souvent cinquante. C'est l'hiver. Il pleut quelquefois. On se nourrit de gibier, de poules, etc .. Tous les européens ont été malades, excepté moi. Nous avons été ici vingt européens au plus au camp. Les premiers sont arrivés le 9 décembre. Il y en a trois ou quatre de morts.

Les ouvriers chypriotes viennent des villages environnants; on en a employé jusqu'à soixante par jour. Moi, je les dirige : je pointe les journées, dispose du matériel; je fais les rapports à la Compagnie, tiens le compte de la nourriture et de tous les frais, et je fais la paie. Hier, j'ai fait une petite paie de cinq cents francs aux ouvriers grecs.

Je suis payé au mois, cent cinquante francs, je crois : je n'ai encore rien reçu, qu'une vingtaine de francs. Mais je vais bientôt être payé entièrement et je crois même congédié, parce qu'il paraît qu'une nouvelle Compagnie va venir s'installer à notre place et prendre tout à la tâche.

C'est dans cette incertitude que je retardais d'écrire. En tous cas, ma nourriture ne me coûtant que très peu par jour et, par conséquent, ne devant pas grand'chose, il me restera toujours de quoi attendre un autre emploi, et il y aura toujours à faire quelque chose pour moi dans Chypre. On va faire des chemins de fer, des forts, des casernes, des hôpitaux, des ports, des canaux, etc.. Le (?) mars, on va donner des concessions de terrains, sans autres frais que l'enregistrement des actes.

Que faites-vous? Préféreriez-vous que je rentre? Ecrivez-moi au plus tôt.

A. RIMBAUD

— Je vous écris au désert et je ne sais quand faire partir.